Je voudrais vous faire profiter d'un extrait (page 517 à 521 de l'édition Bouquin de Robert Laffont) de l'excellent ouvrage "La guerre de Sécession" de James M. McPherson, traitant de l'impact sur le cours de la guerre de l'arrivée du fusil rayé.
Bonne lecture.
"...Au Mexique (guerre du Mexique 1846 – 1848), il n’y eut pas trop de morts et de blessés à déplorer parce que l’arme de base de l’infanterie était le fusil à un coup, à canon lisse, se chargeant par la bouche. La portée maximale de cet engin était d’environ deux cent cinquante mètres ; sa distance optimale (c'est-à-dire celle à laquelle un bon tireur pouvait atteindre une cible avec régularité) était d’environ quatre-vingts mètres par temps calme. La formation en rangs serrés était donc nécessaire pour concentrer la puissance de feu de ces armes peu précises ; l’artillerie pouvait accompagner les charges d’infanterie, du fait que les artilleurs étaient relativement à l’abri du feu des fusils ennemis, tant qu’ils n’approchaient pas à moins de deux cents mètres environ ; les assauts à la baïonnette pouvaient réussir parce que les fantassins avançant à pas redoublé avaient le temps de parcourir les quatre-vingts derniers mètres pendant les vingt-cinq secondes qu’il fallait aux soldats d’en face pour recharger leurs armes après avoir tirer une salve.
Mais en rayant le canon d’un fusil, on quadruplait sa portée en donnant un effet tournant à un projectile conique, ce qui lui permettait littéralement de percer l’air. Cela faisait des siècles que l’on connaissait cette particularité, mais avant les années 1850, seuls quelques régiments spéciaux ou une ou deux compagnie par régiment étaient équipés de fusils rayés. On se servait de ces hommes pour les escarmouches – c’est-à-dire qu’ils opéraient devant le corps d’armée principal et sur ses flancs, avançant ou reculant en ordre dispersé et tirant à volonté, de loin, sur les cibles ennemies qui se présentaient. Etant donné la portée et la précision accrue du fusil rayé, pourquoi n’en fournirait-on pas à tous les fantassins ? Parce qu’une balle d’assez gros calibre pour « prendre » les rayures était difficile à charger dans le canon. Les fusiliers devaient parfois enfoncer leur baguette à coup de maillet. En outre, dès que l’on avait tiré quelques coups, il se déposait dans les rayures un résidu de poudre qu’il fallait enlever pour pouvoir tirer à nouveau. Or, comme un soldat devait, en cours de bataille, pouvoir tirer de façon rapide et sûre, le fusil rayé n’était pas utilisable par la masse des fantassins.
Du moins avant 1850. Encore que plusieurs personnes aient contribué à l’évolution d’un fusil rayé à des fins militaires, le mérite en revient principalement à un capitaine de l’armée Française, Claude E. Minié, et à l’Américain James H. Burton, armurier à la fabrique d’armes de Harper’s Ferry. En 1848, Minié mis au point une balle assez petite pour être facilement chargée dans un canon de fusil rayé et munie à la base d’une rondelle d’expansion en bois lui permettant d’augmenter le volume lorsque le coup était tiré afin de « prendre » les rayures. Ces projectiles étaient coûteux ; Burton, pour sa part, en conçut une version moins onéreuse et meilleure, avec à la base une profonde cavité qui se remplissait de gaz et gonflait le bord de la balle au moment de la détonation. Ce fut la célèbre « balle Minié » des fusils de la guerre de sécession. La supériorité de ces armes fut démontrée par les soldats britanniques et français qui les utilisèrent durant la guerre de Crimée (1853 – 1856). En 1855, en sa qualité de ministre de la Guerre, Jefferson Davis convertit l’armée américaine au fusil rayé Springfield de calibre .58. Avec le fusil britannique Enfield, très semblable (dont le calibre .577 permettait d’utiliser les mêmes balles que le modèle américain), le Springfield devint l’arme utilisée par la plupart des soldats d’infanterie durant la guerre de sécession.
Comme il s’agissait de fusils à un coup chargés par la bouche, ils étaient encore assez malcommodes. Malgré toute sa dextérité, un soldat ne pouvait espérer tirer plus de trois fois par minute. En 1861, plusieurs inventeurs avaient conçu des armes se chargeant par la culasse, mais avec les cartouches en carton (contenant la balle et la poudre) que l’on employait alors, il arrivait que des gaz et parfois des flammes, s’échappent de la culasse, ce qui rendait l’arme peu fiable, voire dangereuse pour l’utilisateur. Les progrès accomplis dans ce domaine rendirent le fusil rayé et la carabine Sharp à un seul coup populaire dans la cavalerie et les unités de tirailleurs de l’Union qui parvinrent à s’en procurer. La mise au point des cartouches en métal permit dès 1863 à l’armée nordiste d’équiper ses cavaliers et certaines unités d’infanterie d’armes à répétition, dont la plus réussie était la carabine Spencer à sept coups. Ces armes exigeaient une charge de poudre moins importante et avaient donc une portée moindre que le Springfield et le Enfield à cartouche en carton ; ils étaient en outre plus susceptibles de se détraquer. C’est pourquoi les fusils se chargeant par la bouche restèrent les plus prisés par l’infanterie tout au long de la guerre.
L’industrie nordiste passa à la vitesse supérieure pour fabriquer plus de deux millions de fusils durant la guerre ; incapable de produire plus d’une fraction de ce total, le Sud comptait principalement sur les armes importées malgré le blocus, et sur les fusils pris à l’ennemi. En 1861, ni l’un ni l’autre camp n’avait encore beaucoup de fusils rayés et la majorité des soldats étaient équipés de vieux fusils à canon lisse provenant des stocks de magasins d’armes. Au cours de l’année 1862, la plupart des régiments de l’union reçurent de nouveaux fusils Springfield ou Enfield, tandis que de nombreuses unités confédérées devaient se contenter d’armes plus vétustes. Ce fut l’une des raisons pour lesquelles il y eut deux fois plus de morts et blessés sudistes durant les Sept Jours (la bataille des Sept Jours a eut lieu aux alentours de Richmond du 25 juin au 01 juillet 1962 et fut, malgré la supériorité du Nord par son armement, une victoire des forces confédérées). En 1863, presque tous les fantassins étaient munis de fusils rayés.
Le passage du canon lisse au canon rayé eut deux grandes conséquences : il multiplia le nombre des victimes et il favorisa la défensive. Les officiers formés et habitués à l’ancienne tactique furent longs à admettre ce changement. A de multiples reprises, des généraux des deux camps ordonnèrent des assauts en rangs serrés, selon la formation traditionnelle. Or avec une distance de tir optimal portée à trois ou quatre cents mètres, les défenseurs qui utilisaient des fusils à canon rayé décimaient les rangs des attaquants. En outre, l’artillerie devint moins importante en tant qu’arme offensive, car sa précision et la fiabilité des obus à longue portée n’étaient pas brillantes ; or, les canons ne pouvaient plus avancer avec l’infanterie vers les lignes ennemies, puisque les tireurs d’élite étaient désormais en mesure d’abattre les artilleurs et surtout les chevaux à des distances qui pouvaient aller à huit cents mètres. Ces mêmes tireurs visaient aussi les officiers ennemis, ce qui permet de comprendre pourquoi les officiers et surtout les généraux connurent un taux de mortalité et de blessures plus élevés que les simples soldats. Des deux cotés, les officiers prirent l’habitude de descendre de cheval dès qu’ils le pouvaient et de revêtir les mêmes uniformes que leurs hommes, avec une simple épaulette pour indiquer leur rang. Les anciennes charges de la cavalerie contre l’infanterie, déjà dépassées devinrent carrément impossibles face à des fusils capables d’abattre les chevaux bien avant que leurs cavaliers ne parvinssent à portée de pistolet ou de sabre. La guerre de sécession hâta l’évolution de la tactique de la cavalerie démontée, en vertu de laquelle le cheval était avant tout un moyen de transport plutôt qu’une arme proprement dite.
Le temps aidant, l’expérience appris aux soldats de nouvelles tactiques adaptées aux fusils rayés. Les formations d’infanterie se firent plus lâches et devinrent une sorte d’immense ligne de tirailleurs, au sein de laquelle les hommes avançaient par à-coups, profitant des abris naturels que leur offrait le terrain pour recharger leur arme avant de faire quelques mètres au pas de course, opérant par groupes de deux ou trois pour recharger et tirer en alternance afin de maintenir un feu continu de préférence à des salves. Toutefois, à cette époque où la radio n’existait pas, les officiers avaient du mal à garder le contrôle de vastes unités utilisant cette tactique. Cette difficulté limita l’emploi des formations dispersées, si bien que jusqu’à la fin de la guerre, on fut dans certains cas obligé de s’en tenir aux assauts en rangs serrés.
D’ailleurs, si la tactique de l’ordre dispersé permettait parfois d’enlever les lignes ennemies, elle ne rendit pas sa suprématie à l’offensive, surtout quand les défenseurs commencèrent à creuser des tranchées et à élever des parapets autour de chaque position, comme se fut le cas à partir de 1863 et 1864. On finit d’ailleurs par adopter une règle empirique selon laquelle les forces qui attaquaient devaient disposer d’une supériorité numérique d’au moins trois contre un pour réussir à enlever des tranchées défendues par des troupes sur le qui-vive. Privé par le fusil rayé d’une partie de sa puissance en tant qu’arme offensive, l’artillerie fonctionnait à plein rendement en tant qu’arme défensive, lorsqu’elle mitraillait les fantassins qui chargeaient (comme elle le fit à Malvern Hill), un peu à la manière d’un fusil à canon scié. En dépit des succès occasionnels remportés par des assauts, par exemple les victoires confédérées à Gaines’ Mill, à Chancellorsville et à la Chickamauga, ou les triomphes de l’Union à Missionary Ridge et à la Cedar Creek, la défense venait le plus souvent à bout des attaques frontales. En outre, même quand il réussissait, un tel assaut se soldait par un nombre élevé de morts et de blessés. Imprégnés de traditions martiales romantiques, se faisant une gloire de leurs « charges » et de leur « courage », les soldats sudistes qui participèrent aux Sept Jours eurent terriblement à souffrir de leurs assauts. D.H. Hill (Lieutenant-Général de l’armée confédérée) avait tout à fait raison de noter, bien des années plus tard, en songeant aux cadavres entassés devant les lignes de l’Union à Gaines’ Mill : « C’était, pensait-on, une grande chose que de charger une batterie ou un travail de fortification garni d’infanterie […] Nous étions bien prodigues de notre sang à cette époque. »
En 1862 et 1863, les armée confédérées prirent l’offensives dans six des neufs batailles au cours desquelles le nombre des morts et blessés – Nord et Sud confondus – dépassa quinze mille. Même si elles remportèrent deux de ces six batailles (à Chancellorsville et à la Chickamauga) et obtinrent un succès stratégique au cour d’une troisième (les Sept Jours), elles eurent à déplorer au total de ces six combats vingt mille morts et blessés de plus que les armées de l’Union (quatre-vingt-neuf mille contre soixante-neuf mille). Au printemps de 1864, la situation s’inversa et il y eut parmi les hommes de Grant près de deux fois plus de morts et de blessés que parmi ceux de Lee, les yankees ayant pris l’offensive du désert jusqu’à Petersburg. Des deux côtés, la poursuite de la victoire au moyen d’assauts à l’ancienne se révéla chimérique à l’époque du nouveau fusil rayé. La supériorité de la défensive explique pourquoi la guerre de Sécession fut si longue et si sanglante. Le fusil rayé et la tranchée régnèrent sur les champs de bataille de ce conflit fratricide aussi complètement que la mitrailleuse et la tranchée dominèrent ceux de la Première Guerre mondiale..."
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- Dix contre un qu'on s'en sort vivant Scatt.
- Pas preneur Digger.
SASS # 95067 / OPSS # 31VIGILANTE OF THE HIGH VALLEYRange Officer II (Roanne 2016)